Article de Gilles Rotillon : les contours de la garde des choses

 

https://www.opma.fr/_files/ugd/a8ba19_73a8bb3a4d644607a88dd6fc658fcb3f.pdf

 

 

Sur la situation du développement de l’escalade : Que faire ?  

Le contexte actuel est marqué par des interdictions de falaises de plus en plus nombreuses,  dont certaines ont joué un rôle important pour les grimpeurs, comme Presles en Isère, les  Goudes dans les Calanques de Marseille ou Saffres en Bourgogne. Ces interdictions sont liées  au déconventionnement des falaises par la FFME, et, paradoxalement, à la modification du  code du sport, qui devait en principe réduire la responsabilité sans faute du gardien de la  chose, (le propriétaire en l’absence de convention s’il n’avait pas interdit l’escalade sur sa  propriété, ou le signataire de la convention organisant le transfert de responsabilité du  propriétaire vers le signataire de la convention1).  

Ces interdictions peuvent être décidées soit par un propriétaire privé comme à Presles, (en  fait une société), soit par une autorité administrative (Mairie comme à Saffres ou Conseil  départemental comme à la falaise du Rocher de Pierre blanche en Vendée), soit par une  agence publique, comme l’Agence des Espaces Verts (AEV) pour Etréchy.2 

Droit public, droit privé : deux mondes très différents3 

Il y a une tendance dans le milieu des grimpeurs, mais aussi chez nombre de responsables  publics à confondre les deux domaines du droit que sont le droit privé et le droit public, qui,  justement pour ce qui concerne la responsabilité du fait des choses dont on a la garde, sont  très différentes.  

C’est d’autant plus gênant que la totalité des mesures d’interdiction de falaises prises  aujourd’hui du fait du déconventionnement opéré par la FFME sont précisément justifiées  par cette responsabilité. Et il faut rappeler que l’existence des conventions en question est  une initiative prise il y a fort longtemps par Daniel Taupin4qui en avait rédigé le premier  modèle pour en dédouaner le propriétaire de la falaise et obtenir ainsi son autorisation à  grimper sur sa propriété.  

Mais ce faisant on néglige un fait capital, c’est que la notion de « gardien de la chose » n’a  de sens véritable qu’en droit privé. Seuls donc les propriétaires privés peuvent être  condamnés (sans faute) au titre de cette garde. Par conséquent, dès lors qu’un propriétaire  autorise l’escalade sur son terrain sans convention et qu’un accident se produit à cause  d’une chute de pierre, (comme l’écaille détachée par le grimpeur à Vingrau), la pierre est la  « chose » dont il a la garde et il peut être amené à être responsable.  

Toutefois, si un propriétaire accepte sans convention l’escalade sur son terrain et qu’il y a un  accident dû à un assurage défectueux ou mal placé rendant la chute dangereuse, il peut faire  valoir la faute d’un tiers, que ce soit le grimpeur éventuellement imprudent au regard des  règles de son art (vérification possible ou pas de la solidité des ancrages, prises, … au fur et à  mesure de sa progression ...) ou l'équipeur), ou encore la victime, pour s'exonérer,  totalement ou partiellement, de la responsabilité de plein droit qui pèse sur lui.  Il en résulte que, pour lui, en l’absence de convention, la solution la plus sûre pour ne pas  risquer une condamnation en tant que gardien est d’interdire l’accès à son terrain.5Ce faisant, il est dans son droit le plus strict et il est impossible de s’opposer à sa décision. Les  conventions signées par la FFME le dégageaient de ce risque en prenant la garde de la chose  à sa place.  

Mais si un propriétaire a autorisé l’escalade sans convention sur son terrain et qu’une pierre  tombe venant d’un terrain qui ne lui appartient pas, c’est le propriétaire du terrain d’où est venue la pierre qui devient responsable en tant que gardien. Mais dans ce cas cela suppose  qu’une convention avec le seul propriétaire de la falaise ne suffit pas et qu’il faut aussi en  signer une avec le propriétaire du terrain au-dessus.  

En revanche, en droit public, la responsabilité civile de plein droit du fait de la garde de la  chose n’existe pas pour ce qui est des espaces naturels (le droit public connaît un régime  similaire mais dans d'autres domaines, tels les ouvrages publics, les travaux publics, la garde  des mineurs, des détenus, ...).  

Ce qui implique que les collectivités territoriales (communes, départements, autres  établissements publics) n’ont pas de responsabilité objective en cas d’accident survenu dans  un site naturel. Pour qu’elles soient jugées responsables, il faut qu’elles aient commis une  faute (de service, d'aménagement ou autre, ...), ayant entrainé un dommage (le lien de  causalité doit être établi).  

Bien entendu, il faut distinguer les espaces naturels accessibles au public de ceux qui sont  aménagés pour l’accueillir (comme des parcs ou un sentier conduisant à une curiosité  remarquable). Les seconds doivent présenter davantage de sécurité dans la mesure où leur  finalité est de recevoir des visiteurs a priori sans connaissances particulières.6  Par exemple, des randonneurs s’étant écartés d’un sentier balisé se sont engagés dans une  pente où se trouvaient des grumes résidus d’un abattage réalisé par l’ONF avec l’accord de  la commune d’Allos. L’un d’eux a été victime d’un accident lié à la présence d’une grume et  ses parents ont demandé un dédommagement à la commune arguant de sa responsabilité  de gardien de la chose (la grume en question). Le tribunal jugeant le fond de l’affaire les a  déboutés de leur demande au motif que le maire de la commune avait fait placer un panneau à l’entrée du chantier avertissant les randonneurs qu’ils s’engageaient sur un  itinéraire de haute montagne non sécurisé. Dès lors « aucune faute dans l’exercice de ses  pouvoirs de police ne pouvait être reprochée au maire » et les plaignants ont vu leur  demande rejetée.  

Par conséquent, des élus ou un responsable d’établissement public (comme dans le cas  d’Etréchy) qui interdisent l’escalade pour se prémunir du risque lié à leur condition de  gardien le font au nom d’un risque inexistant, puisqu’ils n’ont la garde de rien du tout.  Le principe de base est la liberté publique d'aller et venir, qui empêche, ou plutôt devrait  empêcher, les décideurs publics d’interdire une activité de plein air sur des sites naturels !  C'est dans une conception erronée de leurs pouvoirs de police et de leur responsabilité que  des décideurs publics usent d'interdictions.  

C’est bien pourquoi de nombreuses décisions d’interdiction de ce type sont annulées par le  tribunal administratif, comme à Rougon dans le Verdon où un arrêté municipal interdisait  l’escalade sur une partie des falaises à l’est du Verdon7, où à Saffres où le préfet a annulé  l’interdiction, pourtant seulement temporaire, prise par la commune.  

Concernant l’escalade, il faut noter que le motif souvent invoqué pour justifier l’interdiction  c’est la dangerosité du site sans que soit défini en quoi elle consiste. C’est le cas à la falaise  du Rocher de Pierre blanche en Vendée, comme cela l’a été à Etréchy. Or, l’escalade étant  souvent la seule à être interdite, il faut en conclure que cette activité a une image de  dangerosité chez les non-pratiquants qui explique ce deux poids-deux mesures, autorisant  par exemple la randonnée au pied de falaises où l’escalade est interdite, alors qu’une chute  de pierre atteignant un randonneur pose les mêmes problèmes que si c’est un grimpeur.  L’image de l’escalade dans le grand public et chez la plupart des élus est une donnée  importante du problème. Je reviendrais plus loin sur cette question.  

Pourquoi la modification du code du sport ne change pas grand-chose.  

Il faut rappeler ce qu’il dit : « Art. L. 311-1-1. – Le gardien de l’espace naturel dans lequel  s’exerce un sport de nature n’est pas responsable des dommages causés à un pratiquant, sur  le fondement du premier alinéa de l’article 1242 du code civil, lorsque ceux-ci résultent de la  réalisation d’un risque normal et raisonnablement prévisible inhérent à la pratique sportive  considérée. »  

Portant sur la responsabilité du gardien il ne peut déjà avoir d’effet que pour les  propriétaires privés qui sont les seuls à qui cette responsabilité s’applique.  Il y a cependant une ambiguïté dans la rédaction de la loi (qui ne devrait jamais l’être8).  L'idée est que le gardien est une catégorie séparée fictivement du propriétaire, afin de  l'exonérer implicitement de sa responsabilité de plein droit (objective).  Donc, si la loi nouvelle avait voulu exonérer le propriétaire en tant qu'il est aussi le gardien,  sauf convention donc, il aurait été plus logique de le dire clairement, et de commencer la  rédaction du nouvel article L. 311-1-1 par « Tant le gardien que le propriétaire de l'espace  naturel ...etc ». Les mots « le propriétaire » n'y sont pas... D'où la nécessité de recourir à une  interprétation pour lever l'ambiguïté... (la loi a sans doute omis le propriétaire parce qu'il est  censé avoir transféré la garde, et qu'il n'est donc plus responsable ...).  L’histoire d’Etréchy a montré les conséquences de cette ambiguïté. En effet, l’AEV faisait une  distinction entre le propriétaire et le gardien, considérant que l’article L. 311-1-1 dédouanait certes le gardien mais pas le propriétaire, puisqu’il n’était pas mentionné. Qu’il s’agisse  d’une erreur d’interprétation (sans convention, comme c’était le cas à Etréchy, le  propriétaire est le gardien par défaut. C’est l’exemple classique du pot de fleur qui tombe du  balcon et blesse un passant, qui fera condamner le propriétaire de l’appartement d’où est  tombé le pot de fleur), c’est particulièrement incompréhensible de la part de l’AEV, parce  qu’on voit mal quelle est la « chose » qui, lors de l’escalade d’un bloc, pourrait causer un  accident. En falaise, sur les enquêtes réalisées, (non représentatives, mais ça donne une  idée), la chute de pierre compte pour environ 30% dans les causes d’accidents recensés, que  ce soit une prise arrachée ou un animal ou un grimpeur qui la fait tomber sur une cordée en dessous.  

On peut donc considérer qu’il s’agirait d’un « risque normal et raisonnablement prévisible »,  en tout cas on pourrait essayer de plaider en ce sens. Mais en bloc, le bris d’une prise est  certes possible, mais extrêmement rare, (dans ma vie de grimpeur, en 59 ans, je l’ai vu une  fois à Bleau qui aurait pu être tragique, mais qui s’est finalement bien terminé et n’a  d’ailleurs pas donné lieu à une plainte). Pour le reste, en bloc, une chute est en général due  à un manque de technique du grimpeur ou à un manque de vigilance des pareurs et le  propriétaire n’a rien à voir dans ce cas. On ne voit pas bien pourquoi un grimpeur qui se  blesse en tombant à cause d’une erreur technique porterait plainte contre le propriétaire du  site. Quant au cas de la prise qui se casse, si on ne peut l’exclure, sa conséquence ne doit pas  être grave, ce qui implique un équipement particulier (espacement des points en fonction de  la zone de réception9).  

Dans le code, tout semble donc se concentrer sur la définition de ce qu’est un « risque  normal et raisonnablement prévisible inhérent à la pratique sportive considérée », dont, en  général, un juge ne peut pas avoir une idée précise s’il n’est pas lui-même grimpeur.  Pourtant, s’il n’est pas défini clairement dans le code du sport et peut donner lieu à  discussion lors d’un procès, il n’est pas aussi flou qu’on pourrait le penser. De fait, le droit  des contrats en offre de nombreux exemples, débouchant sur une jurisprudence importante  et qu’on peut résumer par l’idée que le risque normal est celui qui a des conséquences  socialement acceptables. Qu’est-ce qu’une conséquence socialement acceptable ? Cela  dépend de l’activité pratiquée et donc de son histoire.  

Dans le domaine qui nous occupe, elle changera considérablement selon qu’on parle  d’escalade sportive ou d’alpinisme, la première s’étant considérablement développée depuis  que la chute est devenue un moyen de progresser techniquement et a été rendue possible  par un équipement systématique et fiable. J’ai déjà abordé cette question dans un  précédent article (ici) et expliqué (là) en quoi le rapport à la mort est caractéristique  seulement de l’alpinisme. C’est dire qu’en escalade sportive, le risque de mort (ou  d’invalidité grave), ne peut en aucun cas être considéré comme un risque normal et  raisonnablement prévisible et donc être socialement acceptable au contraire de ce que  montre toute l’histoire de l’alpinisme. C’est bien ce que le maire de la commune de la  Chaudière a compris quand il dit que « l’escalade est là où on envoie ses enfants grimper en  toute sécurité et l’alpinisme est un truc où les gens se tuent ». L’escalade se développe  quand ce rapport a été minimisé. Il ne peut bien sûr jamais être nul, mais on peut aussi se  tuer dans de nombreux sports (comme le ski, le rugby, le VTT, …) qui ne font l’objet d’aucune protestation quant à l’autorisation de leur pratique. L’important c’est que l’occurrence d’un  décès soit d’une probabilité très faible.  

De ce point de vue, Vingrau est un exemple de non-normalité qui ne peut donc exonérer le  gardien de sa garde, en l’occurrence la FFME. On peut donc en conclure comme le résume  parfaitement Olivier de La Robertie, que « soit le sinistre est grave et il ne peut être visé10,  soit il ne l’est pas et il n’y a pas d’enjeu significatif ».  

On est devant le même problème que rencontre un enseignant lors d’une sortie scolaire ou  d’un chirurgien avant une opération qui croient se protéger en faisant signer aux parents ou  au patient une décharge de responsabilité, qui n’aura aucune valeur devant un juge après un  accident grave.  

Quelles orientations pour la suite ?  

Il faut distinguer entre celles qui se profilent et celles qui sont à construire.  

Pour les premières, deux sont envisagées. L’une est l’attente de l’accident en espérant un  jugement favorable aux grimpeurs qui établira une jurisprudence. C’est une tendance qui  semble exister à la FFME. Elle est clairement risquée. D’une part parce qu’elle ne garantit  évidemment pas que l’issue soit favorable pour l’escalade, et, d’autre part, parce qu’en  attendant, (et ça peut durer longtemps), on serait toujours dans l’expectative et rien ne  serait réglé, les interdictions continuant à croître (c’est ce qui se passe aujourd’hui). Mais  elle est aussi peu crédible, compte tenu du peu de valeur de l’article modifié du code du  sport dans le cas d’un accident grave, fut-il d’une faible probabilité.  

Mais il est assez illusoire de croire, et de laisser croire, que des juges exonéreront le gardien  et/ou le propriétaire privé d'une falaise sur laquelle un grimpeur décédera ou sera très  grièvement blessé du fait d'une chute de pierre parce qu'un nouvel article du code du sport  dit que le gardien est tenu du risque normal et raisonnablement prévisible, et que donc le  décès est supposé être un aléa normal et raisonnablement prévisible. Toute l'histoire de la  jurisprudence est plutôt dans le sens inverse !  

Une autre orientation est de tout faire porter sur l’équipement qui serait garanti par les  normes qui le précise et ferait l’objet d’un contrat d’entretien censé garantir sa fiabilité dans  le temps. Dans ce cas, ce sont les équipeurs qui seraient responsables en cas d’accident lié à  une défaillance de l’équipement. Cette solution implique de définir les normes en question,  ce qui est fait pour les assurages mais pas clairement pour la solidité des prises puisqu’on ne  définit pas le niveau de purge que doit respecter une falaise. Toute écaille suspecte doit-elle  être soit enlevée soit consolidée ? La chute étant par définition acceptée, l’arrachage d’une  écaille pose surtout la question du risque pour l’assureur. Si ce cas se produit et que  l’assureur est blessé gravement, l’équipeur doit-il être tenu pour responsable pour ne pas  avoir bien purgé la falaise ? Mais le gros problème avec cette orientation, c’est la  professionnalisation de l’équipement. Il y a déjà des régions où l’escalade est une activité  importante, qui envisage de passer des appels d’offre pour entretenir les sites existants. Cela  implique des coûts en centaines de milliers d’euros qui ne peuvent qu’attirer des entreprises  de travaux acrobatiques, seules à pouvoir répondre à ces demandes groupées dans un  temps nécessairement restreint. Du coup, l’équipement, qui a toujours été majoritairement  assumé par les grimpeurs eux-mêmes, leur échapperait, car des bénévoles sur leur temps  libre ne peuvent pas proposer une activité d’entretien sur un grand nombre de falaises en  même temps. Par ailleurs, la professionnalisation de l’équipement et de son entretien ne  peut qu’augmenter les coûts, les entreprises devant faire du profit avec leur activité.  C’est ce qui s’est passé à Saffres, où la maire s’est vu proposer un contrat d’entretien annuel  pour 10 000 euros, alors que la falaise avait été équipée pour 700 euros par an. Ce qui l’a  conduite à interdire l’escalade provisoirement car sa commune de quelques centaines  d’habitants n’avait pas les moyens d’une telle dépense.11Là-aussi, cette vente de prestation  à des collectivités est une tendance dans des comités territoriaux de la FFME et ne règle  rien. Tout au contraire, elle pousse à une inflation des coûts et à une régression du  bénévolat.  

J’ajoute que, de toute façon, la tendance à imposer au propriétaire un contrat d’entretien  comme cela a été tenté à Saffres est injustifiable. On ne voit pas pourquoi ce serait au  propriétaire d’une falaise qui n’est en général pas grimpeur et n’a aucun intérêt à équiper  une falaise dont il autorise gracieusement l’accès, de payer l’équipement. Ceux qui profitent  de l’équipement ce sont les grimpeurs et pour le financer (équipement et entretien), il n’y a  que deux solutions. Soit les grimpeurs mettent la main à la poche via les associations où ils  adhèrent (et cette solution est immédiatement problématique puisque la grande majorité  des grimpeurs n’adhère nulle part), soit ce sont les contribuables qui paient ces  équipements et leur entretien, comme ils paient déjà pour tous les autres équipements  sportifs, avec des subventions des collectivités territoriales. Cette solution est à mon avis  préférable et peu coûteuse, comparativement avec les financements de piscines, de stades,  de gymnases qui sont parfaitement acceptés par les contribuables. Et le coût en serait  d’autant plus faible si ce sont les grimpeurs qui continuent à se charger de ce travail. Ce qui  ne dispenserait d’ailleurs pas les fédérations d’y contribuer également pour une part (c’est  ce qu’elles font déjà) puisqu’elles bénéficient aussi de l’existence des falaises équipées pour  leur développement. Ce faisant, on aborde les orientations à construire.  Il est clair que celle d’un financement public demandera du temps, d’une part parce que les  dépenses publiques ont plutôt tendance à être réduites qu’augmentées, l’escalade sportive  en plein air n’étant certainement pas dans les priorités actuelles du ministère des sports12et  d’autre part parce que l’escalade a toujours cette image d’une activité où l’on risque sa vie  « gratuitement » ce qui est inacceptable socialement (seule la guerre est une activité où le  risque de mort est socialement accepté, d’ailleurs de moins en moins).  

Il reste les orientations qui sont largement à construire, même si certaines sont déjà en  gestation.  

C’est en particulier le cas des falaises en propriété privée, celles où la garde de la chose pose  problème et dont on a vu qu’il n’était possible d’en dédouaner le propriétaire qu’en prenant  le risque à sa place, autrement dit en signant une convention avec lui. C’est d’ailleurs ce que  font la FFCAM et la FSGT qui ont toujours des conventions (plusieurs centaines pour la FFCAM), malgré Vingrau.  

Et c’est ce qu’a fait le département de l’Isère qui a décidé de reprendre les conventions de la  FFME. Cette position qui revient à considérer comme négligeable la réalisation d’un risque  « anormal et raisonnablement imprévisible » est en fait celle prise par la compagnie  d’assurance qui assure le département de l’Isère. Interrogée sur l’augmentation de la prime  à payer pour intégrer les risques liés à la pratique de l’escalade, qui s’ajoutaient à tous les  autres types de risque pris en charge, la compagnie d’assurance a répondu qu’il n’y aurait  pas d’augmentation de prime13. C’est bien qu’elle considérait l’occurrence de ces risques  comme négligeables dans la masse de ceux qu’elle assurait déjà.  

Donc, là encore, si tant de structures, qu’elles soient privées ou publiques, craignent tant les  condamnations qu’elles pourraient subir du fait d’un accident en escalade, c’est parce  qu’elles ont une image de cette activité qui la classe comme « dangereuse », leur faisant  surestimer la probabilité d’un accident.14 

Il y a une autre possibilité pour exonérer le propriétaire de son rôle de gardien sans  convention, c’est un changement de la loi qui, au lieu de « protéger » le propriétaire comme  dans le code du sport, dont on a vu que cette « protection » était quasi nulle, ferait porter la  responsabilité sur le pratiquant. En choisissant l’escalade comme activité, il accepterait de  fait les risques (faibles) qui vont avec.  

Il ne faut pas confondre avec la théorie dit du risque accepté, défendue surtout par des  professionnels de sports à risque (et leurs assureurs) qui voudraient faire juger que leurs  clients avaient accepté tous les risques de l'activité, et ce y compris donc les risques  exceptionnels, invalidants, mortels ... (et surtout ceux-ci, en définitive !).  Il faut poser et limiter le débat à partir du risque normal, accepté socialement. Le pratiquant  d'un sport « doit » accepter les risques normaux de son activité.  

Une autre voie15serait de considérer, partiellement, le pratiquant du site naturel comme le  gardien de fait du site qu'il utilise, à ce titre responsable de sa pratique (du contrôle de la  falaise, ...), un peu comme nos ainés lorsqu'ils ont commencé à grimper ici et là : j'examine  ce que je peux faire, je décide de ce que je peux faire, j'assume mes choix.  Le propriétaire de la falaise, privé ou public, n'est pas concerné par ma décision de grimper  chez lui, et donc, sauf faute de sa part, il ne saurait être responsable de ma décision d'utiliser  son terrain pour mon loisir.  

En quoi une telle position serait-elle choquante ?  

Il en va tout autrement pour ce qui relève du droit public où la garde de la chose n’a aucun  rôle. Il n’y a donc pas à modifier la loi puisqu’elle ne s’applique pas ici.  De fait, la solution est déjà présente et mise en œuvre, par exemple par le maire d’Etréchy  qui a pris la responsabilité du site, non pas en devenant « gardien », mais en avertissant les  usagers que ce site est un lieu où se pratique une activité de pleine nature, comportant des  risques afférents. Il faut alors souligner l’importance de la position du maire d’Etréchy, sans  laquelle l’interdiction de l’escalade à Etréchy n’aurait pas été levée.16Il a, en effet, été très  clair en expliquant que les responsabilités qu’il était, de par son statut, obligé d’assumer ne  seraient pas démesurément augmentées en y ajoutant celle liée au site d’escalade. Cela revient à mettre un panneau d’information à l’entrée du site, comme l’a fait le maire d’Allos  dans le cas des grumes laissées après un abattage.  

Ce qui ferait du grimpeur le responsable de sa pratique (ce que la FSGT ne peut  qu’approuver). Il est clairement nécessaire d’informer les élus ou responsables  administratifs de la nature réelle des risques qu’ils encourent. Et en particulier au point de  vue de la responsabilité pénale qui effraie beaucoup les élus alors qu’elle ne joue qu’en cas  de fautes spécifiques prouvées.  

On aborde là les risques particuliers liés à la pratique de l’escalade, qu’autant le public que  les élus surestiment fortement en assimilant alpinisme et escalade sportive (sur falaises  équipées).  

Pour sortir de cette image dangereuse de l’escalade, il faudrait tenir des statistiques claires  des divers accidents qui marquent l’activité. On ne juge pas la dangerosité de la pratique sur  la seule occurrence d’un accident, mais sur les causes qui l’ont provoqué. A minima, on doit  distinguer entre la faute technique personnelle (mauvais encordement, corde trop courte,  saute d’un point d’assurage, …), l’arrachage d’un point d’assurage (rarissime) ou chute de  pierre (en distinguant la chute due à l’action du grimpeur ou à des causes externes).  

Cette statistique des causes d’accidents et de leurs conséquences (décès, blessures graves  ou bénignes) est pour l’instant parcellaire, éparpillée dans divers organismes publics (comme  le SNOSM à l’ENSA) ou privés (comme la fondation Petzl ou les syndicats de professionnels)  ou dans les statistiques d’assurance des fédérations concernées (FFME, FFCAM, FSGT). Il  s’agirait de les regrouper sous la responsabilité d’un organisme déjà existant ou à créer avec  l’aide des fédérations et des pouvoirs publics. Ce serait le seul moyen de sortir des  impressions vagues ne reposant que sur quelques exemples qui sont aujourd’hui utilisés  pour trancher en cas d’accident.  

On verrait alors que l’accident grave en couenne est surtout causé par une faute technique  du grimpeur ou de l’assureur (le défaut d’équipement est à mon avis epsilonesque, mais on  aurait une base pour le voir). De même on pourrait sans doute différencier entre une voie au  Grand Capucin, où l’approche et la descente en font une entreprise alpine, même si elle l’est  moins que Divine Providence au Pilier d’Angle (mais il faudrait évidemment tenir compte du  nombre de passages, les rares cordées dans Divine providence montrent que c’est considéré  comme beaucoup plus difficile et engagé que la voie des Suisses au Grand Capucin). Et on a  encore un cas différent avec les voies d’Ailefroide, archi-parcourues avec des approches  sûres et des descentes soit à pied sans danger soit en rappels équipées où seule une faute  technique et une chute de pierre peut causer un accident (ce que des statistiques sérieuses  permettraient de documenter).  

Le développement actuel de l’escalade au niveau mondial est un indice sérieux de cette  absence de dangerosité qui est encore trop l’image de l’escalade17 même sans  statistiques détaillées quand on voit que les pratiquants se comptent par millions sans que  les accidents mortels ne viennent défrayer la chronique comme ils l’ont toujours fait en  alpinisme. Sans parler de l’escalade à l’école, quatrième activité sportive pratiquée en  France, qui ne le serait pas si elle entraînait sans cesse des accidents, même bénins.  Entre les deux, grand alpinisme où le risque mortel est omniprésent (c’est le dix-septième anniversaire de la disparition de Jean-Christophe Lafaille) et couenne où il est très très faible,  il y a toute la gamme des voies réelles, voies de plusieurs longueurs totalement équipées  avec approche facile type Ailefroide ou Orpierre, couenne avec approche dangereuse  comme celle ou Laure Douadi a trouvé la mort, grandes voies en montagne avec approche  glacière assez facile comme Anouk aux Petites Jorasses, ou face S du Fou, avec approche  difficile et escalade correctement protégée, couenne et gr andes voies à Presles, … la variété  est infinie et c’est seulement le relevé des accidents (causes, conséquences, nombre de  pratiquants) qui permettrait non pas de « classer » mais de différencier suffisamment pour  qu’un « classement » n’ait pas grand sens (ce qui caractérise de toute façon le faux  classement actuel).  

Il faut aussi noter que le faible nombre d’accidents graves proportionnellement au nombre  de pratiquants peut rendre peu opérationnelle la proposition que j’avais faite d’un pool  d’experts pour juger du « risque normal et raisonnablement prévisible ». Ce type de risque,  un événement de probabilité très faible et de conséquences très graves, on l’a vu (et on le  verrait davantage avec des statistiques sérieuses) est très rare par définition18et un expert  ne serait mobilisé que peu de fois. Sans doute vaut-il mieux dans le cas où un accident de ce  type se produit faire appel à plusieurs grimpeurs connus pour éclairer le juge, sans avoir  besoin de formaliser l’expertise en une spécialité comme on le fait en criminologie ou en  balistique.  

Finalement, pour résumer les orientations à prendre, on peut citer :  

Pour la responsabilité du gardien  

- A relativement long terme, le changement de la loi qui accentuerait la  responsabilité du pratiquant  

- En attendant, reprise des conventions par les collectivités territoriales mieux  informées sur les risques réels encourus  

Pour les pouvoirs publics  

- Informer sur l’absence de la responsabilité en tant que gardien  

- Populariser les décisions comme celles du maire d’Etréchy ou du département de  l’Isère auprès des autres responsables publics  

Pour tous  

- Construction d’une base de données statistique sur les accidents en escalade  permettant d’objectiver leur nature  

- Préserver l’équipement et l’entretien des falaises sportives par les grimpeurs eux mêmes  

- Financer cet équipement et cet entretien sur des fonds publics à partir d’une  évaluation des coûts impliqués (a priori faibles en les comparant aux autres  équipements sportifs)  

- Insister sur la responsabilité des pratiquants  

------------Notes------------

1En l’occurrence la FFME, car la FFCAM et la FSGT continuent à avoir des conventions (des centaines pour la  FFCAM).  

2Etréchy a été rouvert à l’escalade à la suite du transfert de responsabilité de l’AEV vers la commune. 

3Je remercie Olivier de La Robertie, avocat, docteur en droit et grimpeur pour son aide juridique sur ce sujet. 

4Il n’est peut-être pas inutile ici de souligner l’importance du travail réalisé par Daniel Taupin, que ce soit à la  FFM, puis à la FFME mais aussi au Cosiroc dont il fut longtemps président et principal coordonnateur du Guide  du Cosiroc qui a connu 6 éditions et répertoriait toutes les falaises pour l’escalade en France. Tragiquement  décédé lors d’une chute en randonnée solitaire, il a été un des acteurs majeurs du développement de  l’escalade et mérite d’être connu par les jeunes générations qui, sans souvent le savoir, lui doivent beaucoup.  

5Il faut noter qu’en droit privé, l’interdiction n’exonère pas automatiquement le propriétaire. Elle lui permet  seulement de faire valoir une cause exonératoire de la responsabilité de plein droit : la faute de la victime. 

6Toutefois, la question se pose de savoir si l’équipement d’une falaise dans une propriété publique peut faire  assimiler la falaise à un aménagement dans un parc public ? Même question pour un circuit sur des blocs, est ce que le circuit est un aménagement qui doit répondre à des critères de sécurité ? En l’absence de  jurisprudence il est difficile de répondre à cette question de façon certaine. Pour Olivier de La Robertie, on  pourrait effectivement ouvrir une classification propre aux falaises, selon le degré d'aménagement, le degré de  sécurisation voulu, la destination de la falaise etc (l'aménagement d'une petite falaise école destinée aux  enfants et autres débutants ne devant pas, selon lui, conduire au même régime qu'une falaise sauvage de  grande ampleur ...). D'où la possibilité de concevoir l'idée d'un aménagement public, ouvrant une  responsabilité objective de la personne publique, dans une falaise école qui aurait un « vice » d'équipement ou  de purge, mais seulement une responsabilité pour faute dans les autres cas, les plus nombreux ... (A noter qu'il  s'agit généralement d'un engagement de la responsabilité de la personne publique sur la base d'une  présomption de faute, dont elle peut s'exonérer selon certaines conditions).

7Un équipeur local avait même été poursuivi devant le tribunal de police.  

8Mais les juristes auraient beaucoup moins de travail ! 

9Dans une falaise surplombante, la chute peut être importante puisque la réception se fait dans le vide (sauf  éventuellement lors de traversées), mais dans une falaise verticale ou moins, l’assurage doit protéger d’une  chute sur une vire qui pourrait être grave. Il faudra alors rapprocher les points. 

10Par l’article L.311-1-1 du code du sport. 

11Que cette interdiction ait ensuite été annulée par le préfet ne change rien au problème posé par la vente de  prestations commerciales.  

12C’est peut-être moins le cas pour l’escalade sur SAE à cause de l’échéance olympique et des chances  possibles de médailles françaises. Ce qui est d’ailleurs paradoxal car seule une très petite minorité bénéficierait  de ce type de financement. 

13Ce qui relativise l’idée que les assurances prendraient le moindre prétexte pour augmenter leurs primes. Ce  n’est pas si simple, les assurances estiment les probabilités des risques (les actuaires sont là pour ça) et  ajustent leurs primes en conséquence. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé avec Vingrau. 

14Bien sûr, l’augmentation très importante du nombre de pratiquants ne peut qu’augmenter le nombre absolu des accidents, mais en proportion du nombre de grimpeurs les accidents sont très peu nombreux. 

15Suggérée par Olivier de La Robertie et qui me semble tout à fait raisonnable.  

16Ce n’est pas encore officiel car la convention entre la mairie de l’AEV organisant le transfert de responsabilité  n’a pas encore été signée, mais les deux parties se sont engagées à finaliser rapidement cet accord. 

17Et qui n’est sans doute pas sans lien avec celle qu’en a donné Patrick Edlinger dans ses films où on le voit en  solo, tout le monde comprenant bien que s’il tombe il se tue. Ce n’est évidemment pas grâce à ces images que  tant de gens de par le monde se sont mis à faire de l’escalade. Edlinger sans l’assurage béton n’aurait jamais  développé l’escalade. 

18Il faut insister ici sur le fait que parler de risque sans dire sa nature et sa probabilité d’occurrence c’est parler  dans le vide. 

 

Parution : 20/03/2023

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