Spit et nature, lettre ouverte par Alain Ravayrol

Alain Ravayrol est naturaliste dans l'Occitanie.
Il accompagne depuis plusieurs décennies le développement de nos activités sur les sites naturels.

 

"Cela fait quelque temps que j'émets des doutes sur la sincérité des grimpeurs et autres canyonistes et plus particulièrement des équipeurs, des formateurs, de ceux qui ont des responsabilités dans ce domaine là, sur les enjeux de biodiversité. 

Quelques évènements récents (l'affaire des Calanques et les réactions qu'elle a suscitées, par exemple dans Alpinemag ; le documentaire « le jardin des spits ») semblent bien être le signe que peu de choses ont changé depuis plus de 30 ans, tandis que le mythe du grimpeur pionnier, « équipeur » victime des interdits et autres coercitions, se perpétue, accompagné d'une bonne part d'hypocrisie de la part de la « communauté » initiée. 

L'article d'Alpinemag se termine ainsi « ... montrez à tous ceux qui ne l’aiment pas que l’escalade c’est une haute idée de l’homme dans son environnement. Et ce depuis plus de 100 ans. ». 

Il serait quand même temps d'avoir un peu de courage et de sortir de cet amalgame : ce n'est pas l'escalade qui est mise en cause encore moins l'escalade d'il y a 100 ans. Il est possible même que ce soit la proximité des sensibilités entre les défenseurs de la nature et les pratiquants des activités de pleine nature qui ait contribué à ce manque de clarté. 

Revenons donc au mythe, incarné dans le documentaire « le jardin des spits ». Tout d'abord le titre est un bon titre car il résume l'essentiel : la falaise devient notre jardin quand on y a planté notre ferraille. Les messages que portent ces personnalités me paraissent bien représentatifs de cette communauté fort sympathiquement franchouillarde, geignarde, libertaire, enthousiaste, tantôt taiseuse, tantôt braillarde , pleine d'humour et de muscles bien dessinés, colorée, vivante, tonique mais tout de même étonnamment mâle, blanche et de plus de 50 ans. 

Le mythe se perpétue autour de quelques nobles piliers (la liberté, le désintéressement, l'engagement, la passion, la sensibilité esthétique, etc.) mais semble s'accompagner d'un manque de reconnaissance de la part d'une communauté en mutation (utilisateurs consommateurs) à l'égard de pionniers qui seraient soumis à des contraintes extérieures aberrantes (les propriétaires, les « contraintes » environnementales et autres freins institutionnels).  

Certains mettent encore en doute la réalité de l'impact de l'activité sur l'environnement. Il est aisé de ridiculiser l'ornithologue dépité défendant l'hirondelle de rocher alors que celle-ci supporte de nicher sous les tunnels autoroutiers. Mais cet impact est une réalité et il n'est pas question ici de le hiérarchiser au regard d'autres activités avant d'avoir admis sa propre responsabilité. Comme souvent, le plus désastreux ne sera pas le visible mais le molosse tout à son hivernage qui s'écrasera , endormi, avec la chute de l'écaille qui l'hébergeait ou le Grand-duc qui ira à la nuit à la recherche d'une autre contrée...Oui, l'équipeur a une responsabilité particulière et l'ensemble de la corporation avec lui. Il est intéressant de regarder ici ce qui se passe avec un cadre règlementaire plus récent qui consiste dans les sites Natura 2000 à conditionner la possibilité d'un aménagement de falaises à une évaluation préalable des enjeux environnementaux. Quelques uns, souvent plus jeunes, ont joué le jeu et il sera intéressant qu'ils témoignent du résultat. Est-ce donc si coercitif de se préoccuper de connaître pour éviter de détruire ? Ne devrait ce pas être une préoccupation systématique et volontaire ? Concrètement, les fameux pionniers ne semblent pas pour autant s'encombrer de ce genre de considérations et continuent à faire comme ils ont toujours fait, étrangement peu curieux des changements majeurs intervenus dans un « environnement », naturel encore plus que culturel ou réglementaire, qui est celui de leur pratique. Alors même que la réflexion contemporaine est à la prise de conscience de l'importance des biens collectifs, des « communs », ces biens qui appartiennent à tout le monde parce qu'ils n'appartiennent à personne et que « l'entreprise » privée a intérêt à détruire puisqu'ils sont apparemment gratuits et ne « valent » rien ? Ces biens sur l'appropriation et la destruction desquels le capitalisme a pu prospérer, au profit d'une minorité et au détriment de tous les autres ? 

Environnement naturel, mais aussi technique....Ce n'est généralement pas le fait de grimper qui est le plus dommageable mais bien l'arrivée des troncos, perfos et autres barres à mines. L'équipeur a pu abandonner son tamponnoir grâce aux accus comme le paysan ses bœufs grâce aux tracteurs, il peut maintenant avancer (et détruire) vite. En effet, passé le moment émoustillant de la découverte et de la lecture d'une ligne, l'esthète se transforme rapidement en ingénieur du génie civil qui va pouvoir couper sans discernement le genévrier millénaire et nettoyer la falaise de ses cailloux branlants comme on le fait au dessus d'une autoroute. 

C'est bien là et d'abord là que se pose la question des enjeux environnementaux, la fréquentation n'étant que le corollaire de l'aménagement. Cet aménagement, autrement dit l'ouverture de voies se traduit par l'appropriation d'un espace sauvage au profit d'une activité d'escalade (on pourra déjà noter une première contradiction relative à l'appropriation, de la part d'un communauté ayant plutôt tendance à contester le droit de propriété sur ces mêmes espaces, avec d'autant plus de facilité qu'au vu de l'absence d'usage productif ces espaces verticaux et rocheux sont rarement revendiqués par leurs réels propriétaires). Il consiste finalement à transformer un espace naturel en « stade naturel », expression toute institutionnelle pour vanter le développement touristique s'appuyant sur les sports dits « de nature ». Ces espaces, qui peuvent initialement être des « secret spots »illusoires, pourront dès lors évoluer jusqu'à leur comble commercial. Additionnés de grands rappels, tyroliennes, via ferrata/cordata, activités annexes de type slackline ou saut pendulaire, ils finiront par se transformer en véritables lunapark. On pourra même pousser l' exploitation du site jusqu'à recouvrir une paroi d'un grande bâche protégeant du frottement les cordes de rappel tout en évitant les fractionnements, pour permettre d'accélérer la cadence du flux touristique ! 

Un projet collectif ? Une appropriation concertée ? Une démarche partagée ? Si on regarde de près pour chaque département méditerranéen on se rendra vite compte qu'il n'en est rien dans plus de 90% des cas même si on voudrait faire croire le contraire au travers de rééquipements « légalisés ». Cette appropriation empirique a été et reste le plus souvent le fait d'initiatives discrètes. Mais dès lors que les indiscrétions perceront à jour l'intention, toute remise en cause sera vilipendée sous l'étendard de la liberté. Liberté ? Liberté d'entreprendre plutôt. Si loin de la fusion revendiquée du grimpeur avec la nature....  

S'il est reconnu que l'activité démarre par les « créations » de ces innombrables voies (de circulation), on observe aussi de la part des équipeurs, une nette tendance à se poser en victimes. Quelles sont donc les persécutions dont serait victime le maniaque du perfo et qui justifierait son initiative clandestine ? L'interdiction ici ou là de quelques voies durant quelques mois pour laisser couver peinard un Faucon pèlerin ? La mise en protection de quelques espaces pour laisser un peu de respiration à la faune sauvage ou parce qu'un aigle ne tolère pas la horde cliquetante qui le regarde en surplomb? Et puis il y a en face tous ces écolos qui lui mettent des bâtons dans les roues ! La moindre des choses est bien que nous préservions quelques espaces au regard de leur biodiversité, partout ailleurs sérieusement malmenée d'autant plus que la proportion de surfaces « strictement » protégées est tellement ridicule. 

Alors le grimpeur se défendra en disant qu'il aime la nature et que son activité est propre, qu'il ramasse ses déchets, lui. Pourtant il est bien connu que plus on s'éloigne d'un espace anthropisé moins on y trouve d'emballages McDo et, d'accord, le grimpeur sait que les éboueurs ne passent pas ici. Est-ce cela qui fait de lui, à l'instar du chasseur, le premier écologiste de France ? 

La question de la sécurisation juridique des sites semble par contre émerger comme une préoccupation plus sérieuse dans vos rangs. En effet la sécurisation des aménagements et le déconventionnement font trembler dans les chaumières et enfin la communauté donne les signes de vouloir se mobiliser. Ce faisant, au travers d'un nouveau collectif, elle envisage de défendre non le patrimoine rupestre mais la falaise aménagée pour l'escalade (les fameux SNE) qui serait devenue un patrimoine . Ce collectif ne semble pas se demander par quelle prestidigitation les sites naturels sont devenus des sites naturels d'escalade. Si ce n'est pour me faire peur en évoquant "ceux qui pourront nous guider vers un développement durable et raisonné", c'est à dire à perpétuer le même modèle de développement ? Et d'autres collectifs qui semblaient vouloir verdir les spits semblent avoir fondu dans le greenwashing des spiters.  

Ce patrimoine que semble vouloir s'approprier le monde de la grimpe est-il à défendre sans concessions comme une tradition plus ou moins inventée pour les besoins d'une cause ? Comme la chasse à la tourterelle des bois ? 

Il est un peu facile de poser, en honnête lobby, en victime des institutions et de leur obsession réglementaire, et plus généralement, des obstacles mis à votre épanouissement... Si vous avez de puissants ennemis, s'agit-il alors de ces collectivités territoriales, essentielles dans le jeu ? Vous avez et surtout aurez en réalité d'autant moins de mal à les convaincre que le modèle de « développement durable » que vous proposez ressemble surtout à un parc d'attractions (naturel et durable bien sûr). S'agit-il encore de préserver ce « patrimoine » face à un risque de privatisation des espaces que ne manquera pas de générer une toujours plus forte professionnalisation des sports dits « de nature » ? Les besoins de ces professionnels en « outils de travail » ne feront que croître. Ils finiront par justifier que ces néo-entrepreneurs puissent "exploiter" pour leur intérêt personnel ce capital naturel, faisant du chiffre rive droite, rive gauche puis au fil de l'eau avec ou sans péages ?  

Faut-il craindre de votre part ce que laissent entrevoir les signaux qui nous sont envoyés, nous traitant de khmers vert, d'ayatollahs de la chlorophylle et autres istes extrêmes ? Avec les encouragements de ces médias de papier glacé, spécialisés dans la création d’icônes toujours plus conquérantes des extrêmes confins du Pic saint loup . Ces médias qui sont à l'escalade ce que Terre sauvage ou Nat'images sont aux « vrais » amateurs de nature : non pas un espace de réflexion ou de vraie « rédaction », mais de simples pièges à pub qui n'existent que par elle. Médias de promotion de l'équipement le plus perfectionné, le plus coûteux en même temps que le plus futile, encourageant la consommation du matériel, pratique par procuration plutôt qu'une vraie pratique, et le recours aux tour-opérateurs du voyage naturaliste ou sportif plutôt que la découverte personnelle.  

Je suis inquiet de voir émerger dans votre silence, votre indifférence ou votre complaisance, la naissance d'un lobby ayant les mêmes cibles que le monde de la chasse, de l'agriculture intensive ou du tourisme de masse. Un lobby des sports de nature qui nous montre du doigt des lobbies simplement plus puissants que lui, en nous sommant de nous intéresser plutôt à ces autres qui seraient bien plus dangereux. Question de degré, pas vraiment de nature...Certes, nous le savons déjà et pour cause, et nous préfèrerions vous avoir comme alliés car il me semble que nous devrions défendre un espace commun avant toute chose, dans sa relative virginité. Puis nous interroger sur ce contexte qui ajoute les sports de nature à la longue liste des activités qui investissent la nature pour mieux l'aseptiser.  

Voilà, je trouve urgent d'évacuer les faux semblants et de réfléchir au fond, de savoir si vous voulez aller aux jeux olympiques ou participer à un projet collectif qui accepterait d'interroger autant la pertinence d'une dénaturation que d'une renaturation. Il est très encourageant et très appréciable de voir que le CD34 FFME soit aussi mûr pour avancer dans ce sens. Je prends aussi un grand plaisir dans la rencontre avec la jeune génération de la profession dans mes interventions au CREPS. Je ne me pose pas la question de leur sincérité sur ces enjeux qu'ils n'ont pour la plupart aucun mal à intégrer. Mais à leurs questions sur les espaces vierges qu'il resterait à découvrir je ne peux que leur répondre que nous avons déjà presque tout pris. II est assez heureux de sentir qu'ils ou elles auront moins de difficultés à admettre de « laisser ». Encore faudrait-il que les pionniers soient capables eux aussi, en pratique, de renoncer au monopole de l'équipement des voies, et au final à se réserver pour eux-mêmes ce qu'ils recommandent aux autres de ne pas faire. Et encore mieux, qu'ils admettent d'avoir souvent dépassé les bornes car l'enjeu aujourd'hui est peut être de restituer un peu de la place prise à la diversité du vivant.  

Il serait heureux, enfin, que la masse se réveille pour orienter autrement les priorités et les choix qui se profilent. 

Amitiés 

Alain"

 

Spit et nature, lettre ouverte par Alain Ravayrol