Escalades et écologies : la tête à l’envers (article GRIMPER)

Par Texte : Tom Martin // Illustrations : Flore Beaudelin
 

À l'occasion de trois festivals - le Camp4 Vercors, la Fête du Spit de Greenspits et El Capp Fest -, j’ai proposé un stand participatif axé sur l'escalade et l'écologie. Passionné de grimpe et récemment diplômé d'un Master en transition écologique à Sciences Po Grenoble, je souhaitais offrir un espace de discussion, de confrontation et d'imagination sur un futur désirable pour l'escalade.

 

Article extrait du Grimper n°235 disponible en téléchargement sur l'application Grimper.

 

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Le Camp4 Vercors réunit des pratiquants de highline et d’escalade dans le village suspendu de Pont-en-Royans, en Isère. La Fête du Spit, événement annuel de l’association Greenspits, est davantage portée sur l'équipement et s’est déroulée cette année à Saint-Auban, un petit village reculé des Alpes-Maritimes. Enfin, la première édition du El Capp Fest a eu lieu à la Rochelle, prenant le créneau de la transition, avec des conférences et ateliers sur l'écologie, tout en proposant la première compétition de bloc mixte internationale.

Bien que ces festivals aient chacun leur identité, ils sont reliés par une même communauté de passionnés d’escalade. Une communauté plus que jamais confrontée à des contradictions internes sur la question de la crise écologique. L’objectif de ce stand ? Identifier nos incohérences, afin d’essayer de les surmonter collectivement. La méthode ? Faire dialoguer grimpeurs amateurs et professionnels, équipeurs, naturalistes, sociologues du climat et représentants de salles d'escalade ou de grandes marques de matériel.

 

Pourquoi « escalades et écologies », au pluriel ?

EscaladeS car l'objectif était de regrouper des problématiques qui concernent des mondes en apparence de plus en plus séparés (salles d'escalade et falaises) et pourtant étroitement interconnectés. À ce sujet, les avis divergeaient : certains disaient qu'il fallait « arrêter les salles et les prises en plastique car ça pollue », tandis qu’un naturaliste suggérait le contraire : « arrêter de grimper dehors afin de protéger l'écosystème falaise ». Tout est une question de point de vue.

 

ÉcologieS, car diverses branches de l’écologie étaient abordées, depuis les thématiques propres à l'écologie scientifique (comme la nidification des rapaces dans les falaises), jusqu’à l'écologie politique (les lobbies du monde de l'escalade et leur impact sur l'environnement), en passant par des formes d'écologie plus individuelles (se rendre à la falaise à vélo par exemple) et l'écoconception du matériel. Les discussions touchaient même des aspects plus spirituels, comme : « et si les falaises pouvaient parler, que diraient-elles ? », ou encore une écologie militante, confer les grimpeurs perchés dans les arbres à la ZAD de la Clusaz ayant contribué à l'arrêt du projet de retenue collinaire.

Ce stand abordait donc des thématiques conflictuelles. En effet, l'écologie est souvent associée aux mots « contrainte » ou « renoncement » : deux termes que l'on n'aime guère entendre dans un milieu de la grimpe rimant plus avec « liberté » et « aventure ». Dans ce contexte, il apparaît impératif d’ouvrir des imaginaires désirables associés à une pratique en phase avec les enjeux environnementaux actuels.

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Équipement et responsabilité

Une des thématiques du stand portait sur l'équipement, sujet sensible s’il en est. À l'heure du déconventionnement et de l'institutionnalisation de la pratique, les passionnés d'ouverture sont le plus souvent contraints de constituer des dossiers de plusieurs pages avant d'aller équiper une nouvelle falaise… Les équipeurs ont tant donné, de leur argent et de leur temps, qu'ils se retrouvent parfois déçus voire dégoûtés de voir se développer un consumérisme à outrance des falaises. Où sont les formules de politesse avant de demander un topo d’une falaise fraîchement équipée ? Quel pourcentage de falaisistes possède une clé à molette dans son sac afin de resserrer les points défaillants ? Si l’association Greenspits propose la formation de nouveaux équipeurs et aussi d´équipeuses, nous nous sommes demandé sur le stand s'il n'est pas parfois trop tard pour que les escaladeurs se sentent responsables des falaises sur lesquelles ils grimpent. Tout comme on a du mal à prendre soin de la planète sur laquelle on vit, peu nombreux sont les grimpeurs qui protègent ou entretiennent leurs falaises. Alors forcément, il n'est pas étonnant que certains équipeurs continuent à œuvrer à l’abri des regards, afin de préserver leur jardin secret, ignorant parfois les réglementations environnementales. Maltraités par les institutions, parfois trop anarchistes pour s'organiser collectivement, ils parlaient pourtant d'une même voix : dégoûtés de l'esprit moderne de l'escalade sportive et consumériste, à laquelle ils ont contribué. Ils préfèrent désormais se retirer sur leurs falaises secrètes, pour continuer à entendre le chant des oiseaux. C’était une triste complexité dont ils avaient conscience.

 

« Certains répondaient : Soyons honnêtes, on se fiche de l'écologie, l'escalade n'est pas du tout écologique. »

 

Imaginez alors leur réaction lorsque l’on commence à évoquer l'impact environnemental des expéditions aériennes pour équiper une falaise de l'autre côté de la Méditerranée… Certains répondaient : « Soyons honnêtes, on se fiche de l'écologie, l'escalade n'est pas du tout écologique. » Et pourtant, des témoignages d’autres équipeurs prouvaient le contraire, certains ayant passé leur vie à équiper des falaises (majeures) près de chez eux, notamment par souci de consommer le moins possible de pétrole ou de carbone.

 

 

Rêves de mobilité lente

La voiture individuelle est aujourd'hui en France la première source d'émissions de gaz à effet de serre. Pourtant, la plupart des grimpeurs rêvent encore de la ​​​​​​« ​van life ». Ce stand était également l'occasion d'imaginer de nouvelles utopies : expéditions en calèche, améliorer les services dans les campings au pied des falaises pour les voyageurs à vélo ou encore partir grimper en stop en Norvège… Autant d’occasions de prendre le temps d’apprécier les paysages et les rencontres en chemin, de s’ouvrir à l’écoute de ceux qui connaissent le territoire où l'on part grimper.

 

« Facile à dire » me répond-on. « Quand on habite à Grenoble, au pied des montagnes, c’est plus simple, mais comment faire quand on est à Nantes, à sept heures en train ou voiture des Alpes ? » C’est à ce moment-là que l’on se rend compte que l’escalade est une porte d'entrée, comme une autre, pour repenser nos modes de vie, notre habitat, notre rapport au territoire et surtout au temps. La grimpe étant déjà une activité chronophage, quelle place resterait-il pour le travail et le reste dans nos vies si l’on décidait de ne prendre que le vélo pour aller grimper ? Quelle place pour la performance ? Ces réflexions étaient partagées avec les pratiquants d’Ecopoint Climbing, venus nombreux sur le stand pour témoigner de leurs aventures à bicyclette. Il est indéniable, à voir certains adolescents présents sur le stand, que partir grimper à vélo dans le Vercors leur faisait briller les yeux au moins autant que ceux rêvant encore aux compétitions internationales carbonées. Il y a lutte d'imaginaires, mais qui produit l’image dominante actuelle ?

 

Instagramisation

Deux heures par jour : c’est le temps moyen passé par les 15-24 ans sur les réseaux sociaux en 2020 en France. Deux heures par jour à s'exposer au contenu des annonceurs qui nous poussent à la consommation. « Avons-nous réellement besoin de partager sur internet notre dernier 7a, 8a ou 9a ? » se demande un guide, bien plus intéressé par les falaises sauvages que les dernières performances à la mode. Pourtant, Instagram est devenu incontournable pour les grimpeurs professionnels, mais aussi pour les amateurs en quête de leur prochaine destination de rêve. Effet pervers où l’on assiste à une instagramisation du monde ? Lorsque la plateforme devient une fin en soi, que notre expérience au quotidien se réduit de plus en plus à produire de l’image qu’à vivre l'expérience en soi et pour soi, la question se pose nécessairement. Sur le stand, de nombreux grimpeurs avouaient être victimes et dépendants de la plateforme.

 

« Avant, il y avait des grimpeurs pros, mais pas Instagram », me disent les anciens. « C’est la faute au culte de l’ego et de la performance », me souffle-t-on à demi-mot à l'oreille. Un grimpeur professionnel s'aventure même jusqu’à reconnaître que ce sont les marques et les sponsors qui poussent vers plus de performance, de contenus sur les réseaux sociaux, d’annonces et donc de ventes. La question qui se pose alors est la suivante : « Sommes-nous prêts à renoncer à une vie de grimpe et à nos sponsors pour des motifs écologistes ? » Une grimpeuse professionnelle m’a avoué que, dans son cas, c'était une concession impossible. D’autres, qui avaient terminé leur carrière de compétition et avaient fait leurs preuves, reconnaissaient qu’ils pouvaient désormais se consacrer à des aventures plus sobres, plus alternatives, mais non pas moins impressionnantes. Des témoignages qui résonnent fortement avec la phrase prononcée par Mickaël Mawem après sa victoire au championnat du monde de bloc de Bern 2023 : « Je suis libre désormais. »
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Adaptation au changement climatique

Le Camp4 Vercors s’est déroulé dans une ambiance caniculaire, suscitant de nombreuses interrogations. L’incendie au pied de la falaise de Presles allait-il causer autant de dégâts que celui d’Oliana ? Comment aborder la question de la différence entre hommes et femmes concernant la possibilité de se mettre torse nu par une telle chaleur ? Est-il responsable de faire une heure de voiture pour aller grimper au frais, contribuant ainsi davantage au changement climatique, alors que les falaises accessibles à pied étaient devenues ingrimpables à cause des températures atteignant les 40 degrés ? Un grimpeur professionnel reconnaît que la fenêtre climatique pour certains projets devient de plus en plus petite et que cela rend encore plus compliquée, par manque de temps, une approche en mobilité douce. Faudra-t-il finalement renoncer à certaines performances ?
 
 

« Il est plausible que la Dibona implorerait : Je pleure des pierres, prenez-vous seulement le temps de m’écouter ? »

 

 

 

Si l’on prend du recul, il est clair que la communauté de l’escalade est encore loin de se confronter au dilemme « S’adapter ou périr (adapt or die) ». Nous recherchons actuellement des réponses qui concernent un loisir, un luxe et un privilège : celui de grimper dans des conditions agréables, pas de s'adapter pour survivre. Et pourtant, une grimpeuse professionnelle témoigne sur le stand en ces termes : « je ne peux pas vivre sans l’escalade », démontrant qu’il existe toujours une hiérarchie entre la prise en compte des conséquences écologiques de notre activité et les avantages personnels que nous en retirons. S’il faut aller plus haut en montagne pour grimper au frais ou escalader la nuit tout en réduisant encore plus les espaces de repos pour la biodiversité, certains d’entre nous sont prêts à le faire, car nous considérons que nous en avons besoin.
Alors que le changement climatique s'accélère et s’aggrave, les conséquences psychologiques se font également sentir. Il est difficile de ne pas se sentir désemparé lorsqu’on réalise que nos actions, à l'échelle individuelle et collective, ne sont pas à la hauteur du défi climatique. L’enveloppe de l’éco-anxiété, sur le stand, a en effet suscité beaucoup de réactions. Une jeune pratiquante témoigne : « Grimper m’aide à recharger les batteries et continuer à lutter sur le terrain pour une écologie sociale. » Un autre grimpeur amateur confie qu’il a du mal à avoir le mental pour escalader lorsqu’il est trop accablé par l'actualité environnementale.

À titre personnel, je cherche l'équilibre : faire en sorte que l’escalade soit une porte d'entrée pour essayer de réinventer notre manière d’être au monde. En prenant le temps. Le temps d’identifier ce qu'il nous tient à cœur de protéger ou défendre. Que ce soit le chant des oiseaux en falaise, des parois non équipées et sauvages ou même des parkings de grimpe avec moins de vans et plus de vélos.

 

Pour une approche plus sensible de l’escalade

Si les chiffres et les statistiques alarmants sur le désastre environnemental avaient la capacité de nous faire changer collectivement de comportement, ça se saurait depuis longtemps. Comme l’a souligné le romancier Éric de Kermel lors d’une conférence au El Capp Fest : « En matière d'écologie, on a tout essayé sauf l’amour ». Et si nous étions plus à l'écoute des habitants des falaises ? Insectes, oiseaux, lézards et plantes endémiques auraient peut-être quelque chose à nous dire. Ou du moins des informations à partager sur l'état de santé du territoire sur lequel on grimpe.

 

C’est dans cette intention que, sur le stand présent au El Capp Fest, nous nous sommes demandé collectivement : « Et si les falaises pouvaient parler, que diraient-elles ? » Nous avons alors imaginé que la falaise emblématique de Céüse aurait rappelé : « Je ne suis pas un gymnase. » Peut-être que la majestueuse falaise du Verdon nous remercierait de « la masser avec nos mains et nos doux mouvements ». Enfin, il est plausible que la Dibona implorerait : « Je pleure des pierres, prenez-vous seulement le temps de m’écouter ? »

 

Escalades et écologies : la tête à lenvers (article GRIMPER)

Parution : 14/08/2024

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