Escalade, tourisme et (dé)colonialisme

Par le C.R.E.C.E.R.E.L.

 

Les années passent et se ressemblent dans notre petit monde de l’escalade : on finit toujours par croiser un ami ou une connaissance qui vous annonce partir pour ou revenir d’un « trip grimpe » à l’étranger. Si les destinations varient quelque peu au gré des modes et des styles, la carte postale apparait sensiblement la même : elle propose aux grimpeurs occidentaux des rochers exceptionnels dans des lieux à chaque fois plus dépaysants. Cet engouement, tout en étant communicatif (comment ne pas être sensible à de telles promesses), nous dérange tout de même un peu d’autant que la place des populations locales est rarement interrogée. Il ne s’agit pas ici de jeter la pierre à nos camarades voyageurs mais de tenter un pas de coté réflexif en questionnant ces pratiques, leurs origines, les discours qui les accompagnent mais aussi leurs effets, en particulier, vis-à-vis des populations locales et l’asymétrie [1] des relations qu’elles instaurent.

Les racines colonialiste et bourgeoise de l’alpinisme

Si le tourisme sportif de pleine nature connaît un essor rapide depuis quelques décennies, cet essor n’est cependant pas nouveau et ne peut être réduit à une simple niche de l’industrie touristique moderne. Ses origines remontent aux premiers temps de la modernité, lorsqu’apparaît une activité nouvelle, aux sources mêmes des idées de voyage, de loisir et de sport : l’alpinisme [2].

 

L’alpinisme se développe au cours du XIXe siècle au sein de la grande bourgeoisie cultivée anglaise. Lié à l’apparition des loisirs bourgeois, cette activité va naître dans les Alpes, région particulièrement enclavée et à l’écart du développement économique que connaissait alors l’Europe de la révolution industrielle. Plusieurs travaux d’historiens et de sociologues soulignent les valeurs qui sont portées par ces premiers alpinistes : importance des dimensions scientifique, esthétique et culturelle, réussite individuelle, liberté, effort, virilité, honnêteté, pureté, exploration, conquête, patriotisme, etc. [3]

Bref, l’alpinisme se construit comme un emblème de l’idéologie capitaliste et impérialiste qui est alors au cœur du projet de société porté par la bourgeoisie. Ce projet associe étroitement la modernité capitaliste et son idéal d’autonomie et de liberté avec un projet colonial (puis néocolonial) fondé sur l’extractivisme [4]. L’asymétrie des relations avec les populations locales apparait ainsi comme un aspect structurant de l’alpinisme : les alpinistes se voient comme apportant la civilisation à des « populations locales présentées comme arriérées » [5], dont même les élites que sont les guides locaux sont peu considérées. Le caractère colonial et patriotique de l’alpinisme ne fera ensuite que s’accentuer avec le développement des expéditions extra-européennes, notamment en Himalaya.

 

Les avancées sociales qui présidèrent au cours du XXe siècle à l’émergence des classes moyennes et à l’ouverture des loisirs et du tourisme à de nouvelles populations [6], n’entrainèrent qu’une relative démocratisation de l’alpinisme. Bien que les espaces naturels aient connu une plus grande fréquentation, les sports d’ascension restent surtout pratiquées, et c’est encore le cas aujourd’hui, par des classes aisées avec un fort capital culturel [7]. Au sein de l’élite de l’alpinisme, malgré l’apparition de grimpeurs d’origine populaire qui induisent une augmentation du niveau technique et un début de sportivisation de l’activité, les valeurs qui fondent l’alpinisme ne sont que peu modifiées [8]. Son éthique reste assez proche des origines, mettant en avant l’ascétisme, la virilité ou encore le patriotisme.

 

Le développement de l’escalade libre ou sportive comme nouvelle discipline à partir des années 70 présente une rupture plus marquée. Sans entrer dans les débats quant à l’autonomisation de cette pratique [9], nous pouvons souligner le rapport, parfois ambigu, entre l’escalade libre et un mouvement social et culturel plus général de critique de la modernité.

 

Bien qu’il n’explique pas à lui seul cette nouvelle discipline, ce mouvement a participé à l’émergence d’une nouvelle figure d’aventurier : le grimpeur nomade, proche de la nature et vivant de peu si ce n’est de sa passion [10]. Cette image, quelque peu différente de celle du héros alpiniste, restera assez prégnante dans la discipline bien que dans la réalité, l’escalade sera assez vite rattrapée par les dynamiques sociales dominantes : sportivisation (compétition dès les années 1990), marchandisation (marques de matériel puis salles privées), médiatisation (presse spécialisée et aujourd’hui réseaux sociaux), etc.

 

Une pratique ancrée dans la mobilité

La pratique de l’escalade sportive est aujourd’hui bien intégrée à la modernité néolibérale. Activité en pleine croissance, elle est de plus en plus marquée par des logiques de performance et de consommation. L’individualisme y est fortement marqué et ce malgré des pratiques « néo- tribales », qui ne sont souvent collectives qu’en apparence [11]. Cette dynamique est renforcée par la perte de vitesse du monde associatif (clubs et fédérations) et l’essor du secteur marchand privé. Celui-ci est devenu omniprésent dans l’escalade « indoor » comme le montre la multiplication des salles d’escalade privées depuis une dizaine d’années. Il est en revanche moins présent dans les activités de pleine nature où il se cantonne à l’activité touristique en saison à destination d’un public néophyte (et à des activités plus accessibles comme la via ferrata ou le canyoning).

 

Pour ce qui est de la pratique régulière de l’escalade en pleine nature, nous pouvons constater une perte de vitesse de la sphère associative et l’émergence de démarches plus individuelles souvent caractérisées par une forte mobilité. En effet, l’escalade en milieu naturel est fortement dépendante de l’accès aux sites de pratique. Leur inégale répartition géographique a ainsi conduit au rayonnement de certains espaces qui deviennent des destinations assez courues à la fois pour des pratiques de loisir régulières mais aussi pour des séjours plus longs et plus lointains. Le tourisme de l’escalade est donc contraint par la présence de sites d’intérêt ce qui explique en partie qu’il ait été moins investi par le secteur marchand touristique que d’autres sports (qui peuvent plus facilement être couplés à d’autres activités) [12] : en dehors de quelques stages proposés par des professionnels, les voyages autoorganisés sont la règle, cette dynamique individuelle étant renforcée par le haut niveau culturel des pratiquants et la filiation culturelle de l’escalade avec un « esprit » élitiste issu de l’alpinisme.

 

Longtemps limitée aux frontières nationales, cette mobilité dans la pratique s’est fortement internationalisée ces dernières années. Des pôles d’attraction se construisent au gré des modes crées par la médiatisation et les pratiques de l’élite de l’escalade. Mais dépendant en premier lieu de la présence de falaises en nombre et de qualité les destinations restent peu diversifiées. L’Espagne est un des pays préférés des grimpeurs français, du fait de sa proximité et de la profusion de falaises bien équipées. La Grèce multiplie les propositions de grimpe ces dernières années : après Kalymnos au milieu des années 2000, ce sont aujourd’hui Leonidio ou encore Manikia qui sont mis en avant. Autour de la Méditerranée, trois pays se démarquent, le Maroc (avec les gorges de Taghia), la Jordanie (qui connaît un fort développement de l’escalade) et la Turquie. Enfin, beaucoup plus loin, quelques destinations reviennent souvent comme les Etats-Unis, l’Afrique du Sud ou encore la Chine.

Bien que ces différents pôles aient chacun leurs particularités et leur histoire propre, nous pouvons distinguer deux types de destinations. Certains pays comme l’Espagne, les Etats-Unis, ou l’Australie ont des niveaux de vie élevés et corrélativement des dynamiques endogènes importantes en ce qui concerne la pratique de l’escalade. Pour d’autres pays ou régions, les situations sont plus contrastées. Les dynamiques sportives y sont plus faibles et le contexte socio-économique moins favorable, qu’il s’agisse de pays dits « sous-développés » ou de pays ou de régions en crise. Kalymnos et Taghia sont ainsi, chacun à sa manière, des exemples révélateurs d’un tourisme sportif que l’on pourrait qualifier d’asymétrique.

Dimension exploratoire et construction de la nature

Afin de questionner le tourisme de l’escalade, il nous faut d’abord considérer l’émergence de ces pôles touristiques et donc leur aménagement ou équipement [13]. A des degrés divers, les sites de Taghia et Kalymnos présentaient à leur origine un faible tissu associatif et peu de grimpeurs engagés dans l’activité [14]. L’équipement des sites a donc été en grande partie impulsé depuis l’étranger selon deux logiques parallèles et parfois complémentaires.

 

La première est issue de la tradition « anti-institutionnelle », qui a notamment présidé à la scission de l’escalade libre vis-à-vis de l’alpinisme [15]. Elle se fonde sur des initiatives individuelles et autofinancées (rarement sponsorisées) de grimpeurs/équipeurs ayant déjà de l’expérience et cherchant de nouveaux itinéraires dans une démarche d’aventure et d’exploration. Le développement du site de Taghia est ainsi le fait de plusieurs vagues d’équipement, initiées dans les années 70 et menées essentiellement par des français.

 

La seconde logique s’inscrit dans la marchandisation de l’activité. Elle est le fait d’entreprises privées organisant des événements de promotion. Il s’agit par exemple des Petzl Roctrip qui ont financé l’équipement de nombreux sites à l’étranger (en Grèce mais aussi en Chine et en Turquie) en faisant intervenir des équipeurs experts occidentaux. A Kalymnos, après Petzl et son Roctrip en 2004 qui est venu renforcer un début de dynamique locale, ce sont d’autres marques, comme North Face, qui ont soutenu des rassemblements d’escalade (comme en 2012).

Ces dynamiques d’équipement de la part d’ouvreurs venant de pays comme la France renvoient à la dimension exploratoire de l’escalade. Issue des premiers temps de l’alpinisme, notamment dans ses aspects scientifiques, cette dimension est encore aujourd’hui très présente notamment dans la recherche (parfois boulimique) de parois vierges à « ouvrir ». De la même manière que pour l’alpinisme, les dynamiques d’exploration de nouveaux sites passent essentiellement par un épuisement des sites proches pour aller vers le plus lointain (même si d’autres critères interviennent comme la difficulté technique, les paysages, etc.). Ainsi, l’équipement de sites à l’étranger se développe alors que celui des sites en France est soumis à des contraintes croissantes : contrainte spatiale, en raison de la saturation de l’équipement dans certaines régions ; contrainte institutionnelle liée aux problématiques de responsabilité [16] ; contrainte environnementale, enfin, liée aux enjeux de plus en plus prégnants de perte de biodiversité (et aux protections existantes). N’ayant plus (ou moins) de nouvelles falaises à équiper en France, équipeurs et entreprises choisissent d’ouvrir des voies à l’étranger, où les contraintes sont moindres. Ainsi, Petzl organise le Roctrip de Kalymnos après plusieurs années d’événements en France (autour de Millau notamment) et nombre d’équipeurs historiques français développent aujourd’hui l’essentiel de leur activité d’ouverture à l’étranger [17].

 

Cette dimension exploratoire, intrinsèquement liée à la construction de la modernité capitaliste et naturaliste, nous apparait complexe. Elle participe à la fois d’un imaginaire de la conquête et de la construction socio-culturelle et idéologique de la nature et du sauvage (wilderness) [18]. Ces deux facettes, qui pourraient sembler contradictoires, se renforcent mutuellement en particulier dans un contexte colonial, comme le montre Nastassja Martin à propos de l’Alaska : à la fois extension de la présence humaine occidentale, cantonnement des populations originaires à certains rôles et construction d’une nature à conserver et à protéger, réservée à un usage récréatif et contemplatif [19]. Les représentations portées par ces grimpeurs explorateurs sont centrées sur un idéal de liberté, empreint du romantisme de l’image du grimpeur nomade, auquel s’ajoute souvent la communion avec la nature et la rencontre de l’autre. Pourtant, cette liberté peine parfois à se démarquer d’une liberté d’entreprendre et d’aménager, la nature tend à devenir un objet de conquête et d’appropriation symbolique et « l’autre », quand on le trouve, est vite folklorisé.

 

L’équipeur est ici le premier maillon de la chaine. Par la suite, plusieurs acteurs – médias spécialisés (revues, sites, blogs...), grandes marques, grimpeurs vedettes – travaillent en chœur à la construction de l’image des sites et participent, plus globalement, à celle de l’imaginaire de la nature récréative occidentale. Bien qu’il s’agisse toujours de médiatiser une nature authentique et photogénique, l’imaginaire mobilisé n’est pas unique mais s’adapte à un marché. La diversité des offres de nature proposées au grimpeur correspond ainsi à la multiplicité des pratiques (voie sportive, grande voie équipée, grande voie en escalade traditionnelle) et des publics (plus ou moins familial ou selon les styles de pratique [20]).

 

Les sites grecs, et particulièrement Kalymnos, proposent une nature plutôt douce et anthropique. Les sites, offrant des voies sportives, sont bien aménagés et accessibles. Les hébergements sont modernes et confortables et les lieux de vie sociale et festive ne sont jamais loin. L’offre de nature est celle de l’île paradisiaque où la détente se mêle à l’activité sportive, aspects que l’on retrouve dans les contenus médiatiques : photos esthétiques où l’on voit souvent la mer, grimpeurs forts soulignant le caractère sportif de certaines voies et, depuis les années 2010, insistance sur la diversité des niveaux afin de toucher un public plus familial...

Au Maroc (ou en Jordanie), c’est une nature plus sauvage et aventureuse qui est vendue où la dimension exploratoire continue d’être centrale même après les ouvertures de voies. Les sites sont plus éloignés de la « civilisation » et moins aseptisés (jusqu’en 2023, la route s’arrêtait à 2h de marche de Taghia). On y trouve surtout des grandes voies, parfois en escalade traditionnelle et les conditions d’hébergement sont plus sommaires. La communication active de la part des médias spécialisés et de grimpeurs connus [21] met l’accent sur le dépaysement, la grandeur des sites et les nombreuses falaises encore vierges mais aussi sur l’accueil de la part des populations locales.

 

L’élitisme y est prononcé et se décline selon plusieurs modalités : élitisme technique dans l’escalade (qui demande un certain niveau et surtout une grande autonomie) mais aussi élitisme dans la pratique touristique. Dans la lignée de l’alpinisme bourgeois, on peut retrouver une forme de recherche de la distinction sociale, loin des masses touristiques et la nature sauvage, reculée, voire dangereuse, devient une ressource symbolique pour les pratiquants. Ces voyages sont ainsi vécus et racontés de manière positive avec la sensation d’une pratique touristique sobre et alternative, dans laquelle les relations aux populations locales sont riches et privilégiées. Ce ressenti, fondé sur l’interpersonnel, est d’ailleurs un des premiers freins à la prise en compte des impacts du tourisme, car il a tendance à masquer les effets cumulés de la pratique mais aussi le milieu sur lequel elle s’exerce et qu’elle transforme.

Les impacts du tourisme sportif en escalade

De la même manière que la construction de la nature récréative est variable, les impacts du tourisme sportif prennent de nombreuses formes selon les sites. Une évaluation fine de ces impacts nécessiterait une approche empirique qui seule permettrait de dégager, d’analyser et de comparer les caractéristiques sociales, économiques, culturelles ou écologiques des changements induits. Nous nous limiterons ici à dégager quelques pistes de réflexion en nous aidant de certains travaux existants sur ces sites et aussi d’une littérature traitant plus généralement du développement et du changement social.

La plupart des transformations induites par le tourisme renvoient à l’idée de « développement économique » (bien que ce terme pose en lui- même question car il implique souvent une vision positive du changement social, et donc un parti pris idéologique [22]) caractérisé par une hausse globale des revenus et une augmentation du niveau de vie des populations locales.

 

Si la hausse des revenus est effective du fait des dépenses des touristes, elle est rarement égalitaire. Elle se traduit souvent par une augmentation des inégalités sociales, en particulier lorsque la dynamique repose davantage sur des initiatives individuelles et privées que sur des organisations collectives structurées. Il est rare que toute la population soit gagnante et que certains acteurs (élites politiques, culturelles ou économique, etc.) ne profitent pas de leur position initialement favorable, comme le souligne David Goeury à propos du Haut Atlas marocain : ces inégalités peuvent être sociales (favorisant les acteurs ayant une plus grande connexion au milieu du tourisme) ou géographique (opposition entre la vallée et les hauts plateaux) [23]. A propos de Kalymnos, Jean Scol s’interroge lui sur l’arrivée d’acteurs touristiques extérieurs à l’île qui pourraient marginaliser les locaux.

 

Le développement économique peut se traduire aussi par le développement des infrastructures, notamment publiques, et donc de l’intervention de l’Etat ou d’ONG. Il n’est pas rare que les routes, les réseaux d’eau ou d’électricité se construisent ou s’améliorent (comme l’arrivée de la route à Taghia en 2023), que l’accès à l’éducation ou à la santé soit facilité, etc. Là encore, au-delà de ces impacts sanitaires ou éducatifs, ce désenclavement peut avoir de nombreux autres effets : hausse de l’émigration, dépendance accrue au marché, à l’Etat ou à des ONG, accès aux ressources, conflits locaux ou régionaux [24], etc.

 

Enfin, ce type de développement participe à transformer les pratiques économiques locales, en particulier celles qui sont le plus éloignées de la modernité capitaliste : troc, formes non privées de propriété, activités et travaux collectifs, institutions de réciprocité, etc. Ces pratiques et institutions renvoient aux notions d’économie morale et d’éthique de la subsistance notamment proposées par James C. Scott [25]. Dans un texte de 1976 [26], ce dernier analyse les stratégies de subsistance, fondées sur la limitation des risques [27], dans des sociétés paysannes d’Asie du sud-est et leurs mutations sous l’influence de l’Etat colonial. Il note ainsi que le « développement » étatique entraîne entre autres, une hausse de l’insécurité liée au marché, une érosion des valeurs de protection et de partage, une augmentation du pouvoir des propriétaires (et de ceux qui ont pris des risques) et une perte d’indépendance des villageois.

 

Il ne faut cependant pas s’enfermer dans une vision binaire des impacts du tourisme, fondée sur une image romantique de sociétés qui seraient hors-marché [28]. Critiquant à la fois les approches deconstructionnistes et populistes, Jean-Pierre Olivier de Sardan propose une approche empirique centrée sur l’enchevêtrement des logiques sociales et cherchant à redonner sa complexité aux processus de changement social [29]. Concernant le site de Taghia, Goeury nous donne quelques pistes intéressantes sur les différentes logiques à l’œuvre. Par exemple, l’étude du contexte historique montre comment la marginalisation très ancienne de la région (à la fois géographique et ethnique) en a fait un atout touristique à l’heure de la mondialisation, permettant la mise en place de stratégies locales de développement relativement autonomes vis-à-vis de l’Etat marocain [30]. Les conflits locaux et régionaux, qui constituent un point d’entrée fructueux pour aborder l’arène politique locale et ses enjeux, peut ainsi compléter d’autres angles d’approche possibles comme la monétarisation de l’économie locale et l’évolution des habitudes de consommation [31], les accès différenciés aux ressources issues du tourisme, les valeurs et les institutions de protection et de partage ou, plus généralement, le niveau de dépendance au marché touristique international.

 

L’escalade décoloniale est encore loin

Comme nous l’avons vu, l’escalade et l’alpinisme entretiennent historiquement des liens étroits avec l’idéologie coloniale notamment par le biais de leur dimension exploratoire. Cette dernière, qui participe à la construction sociale de la nature, fonde encore aujourd’hui le tourisme sportif de l’escalade, que ce soit pour l’aménagement des sites ou pour la pratique. Et c’est à l’interface de cette dimension exploratoire et de contextes socio-politiques locaux que se donnent à voir les processus de changement social induits par le tourisme sportif de l’escalade.

Malgré de nombreuses différences entre les sites, que pourrait souligner une future étude empirique, ce tourisme semble produire partout une dépendance accrue au marché international, comme l’ont montré plusieurs épisodes depuis la baisse de la fréquentation de Kalymnos [32] à la crise du Covid qui a fortement impacté le tourisme à Taghia [33]. Le développement économique produit par le tourisme apparaît ainsi en grande partie exogène. Il dépend d’une fréquentation régulière de la part de touristes venant (le plus souvent en avion) pratiquer leur loisir dans un pays plus pauvre. Structurellement, ce tourisme reste donc fondamentalement asymétrique. Du point de vue des grimpeurs, cette asymétrie invite à repenser à la fois notre conception occidentale du voyage, nos modes de vie et de déplacement mais aussi plus intrinsèquement l’imaginaire qui structure les activités grimpantes, en particulier celui de la nature. Et pour l’instant, il n’est pas sûr que les discours et les actions mises en place par certains et visant à proposer un tourisme [34] différent soient à la hauteur des enjeux.

NOTES

[1Le concept d’asymétrie, développé par de nombreux auteurs (Latour, Descola, Charbonnier, etc.), nous semble particulièrement riche pour décrire des rapports de domination complexe mettant en jeu des dimensions sociales, culturelles ou même écologiques.

[2Voir Sobry, 2005 ; Mora, 2022.

[3Voir Tailland, 2020 ; Moraldo, 2021.

[4Pierre Charbonnier présente ainsi « le projet moderne (...) comme un dispositif structurellement asymétrique » et découlant d’une « captation violente des richesses périphériques » (Charbonnier, 2020, p. 153).

[5Moraldo, 2021, p 178.

[6L’apparition des loisirs et son organisation politique a d’abord été un pilier des régimes fascistes puis nazis, comme le rappelle Henri Mora (Mora, 2022).

[7A propos de l’escalade, voir, par exemple, Aubel, 2005.

[8C’est l’hypothèse avancée par Moraldo, 2021.

[9De l’explication par l’innovation technique, privilégiée par l’histoire « indigène » des pratiquants, à la théorie de champs sociaux (Hoibian, 1995 ; Aubel, 2005).

[10Cette image qui renvoie à celle du néo-aventurier, avancée par David Le Breton (Le Breton, 2000) est portée en France par Patrick Edlinger.

[11Les « tribus » de grimpeurs sont aujourd’hui d’avantage des groupes souples et mobiles que des communautés plus structurées, comme celle étudiée par Eric De Léséleuc à Claret dans l’Hérault (De Léséleuc, 2004).

[12Sobry, 2005.

[13On parle d’équipement pour désigner l’ouverture et la sécurisation de voies d’escalade.

[14Cela ne veut pas dire qu’aucun grimpeur local n’ait participé à l’émergence de ces sites. On trouve aussi bien en Grèce qu’au Maroc, quelques acteurs locaux présents. Cependant, ceux ci restent relativement marginaux, la majorité des équipements et des financements venant de l’extérieur.

[15Aubel (2005), analyse ne détaille l’apparition de l’escalade libre en France et son caractère anti-institutionnel.

[16La Fédération française de la montagne et de l’escalade (FFME) annonce, en 2020, se retirer de la gestion directe des sites naturels suite à la mise en cause de sa responsabilité civile lors d’un accident en 2010.

[17Par exemple Christian Ravier ou Arnaud Petit à Taghia ou encore Michel Piola en Turquie ou en Jordanie. A Kalymnos, selon Jean Scol (2006), sur 490 voies, 151 ont été ouvertes par des suisses, 104 par des italiens, 86 par des allemands, 82 par des grecs et 28 par des français.

[18La dimension exploratoire, exacerbée dans l’idéologie pionnière et de la frontière aux Etats-Unis, se retrouve aussi dans les constructions européenne de la nature comme par exemple avec le développement du tourisme dans les gorges du Verdon (REF).

[19Au-delà de la question de wilderness, Nastassja Martin propose une analyse féconde d’une des premières ascensions en Alaska (Martin, 2016).

[20Corneloup, 2016.

[21Par exemple, Arnaud Petit et Stéphanie Bodet ont beaucoup communiqué dans leurs ouvrages et sur les réseaux à propos des gorges de Taghia au Maroc.

[22D’autant plus nous ne sommes pas en présence « d’opérations volontaristes de transformation du milieu social » pensées et menées par des acteurs qui se donnent pour objet le développement, selon la définition donnée par Jean-Pierre Olivier De Sardan (1995).

[23Goeury, 2011.

[24Goeury pointe, par exemple, les conflits entre les associations œuvrant dans l’éducation ou la santé et les autorités étatiques locales qui se voient dépossédées de leurs attributions (Goeury, 2011).

[25De nombreux auteurs ont traité de ces pratiques antérieures ou peu intégrées au marché, notamment les institutions de réciprocité depuis Marcel Mauss, Karl Polanyi ou Marshall Salhins aux travaux plus récents portés par la revue du MAUSS.

[26L’article a été traduit et publié en français en 2022 (James C. Scott, 2022).

[27Scott dégage un principe de « sécurité avant tout » qui inciterait à privilégier la stabilité des revenus plutôt que leur augmentation.

[28Si l’opposition au marché est centrale dans la vision de James C. Scott, d’autres auteurs ont relativisé cette approche d’autant que cette image romantique est en grande partie construite par les acteurs du tourisme, européens comme locaux. Goeury parle à ce propos d’un impact idéel du tourisme.

[29Olivier de Sardan, 2001.

[3030 Goeury, 2011.

[31Cela permettrait de dégager les possibles impacts sociaux ou écologiques de l’augmentation des biens issus de l’extérieur : réduction du marché local, nouvelles dépendances, hausse des transports, hausse des pollutions et des déchets, etc.

[32Dans un court article, Cecile Marin pointe la baisse de fréquentation à Kalymnos suite à un effet de mode (Marin, 2020).

[33En témoignent les nombreux appels à soutien des acteurs locaux du tourisme pendant le confinement.

[34Par exemple, le discours visant à une approche durable de l’escalade à l’occasion du Petzl Roctrip de Manikia, l’engagement de certaines figures de l’escalade dans des projets de développement à Taghia ou encore la focalisation quasi-générale des questionnements écologiques sur les transports de la part des athlètes.

 

Escalade, tourisme et (dé)colonialisme