De l'homme au sein de la nature, réponse de Guilhem Trouillas à la lettre ouverte d'Alain Ravayrol

Salut Alain,

Suite à la lecture de ton texte, la première des choses qui m’interpelle, c’est cette phrase : Mais cet impact est une réalité et il n'est pas question ici de le hiérarchiser au regard d'autres activités avant d'avoir admis sa propre responsabilité. Ça me dérange beaucoup. 

D’abord, c'est formulé comme un bras de fer. Ça ne me semble pas plus malin et productif que la posture symétrique "il n'est pas question d'admettre ma propre responsabilité avant que vous n’ayez reconnu la hiérarchie dans les activités vis à vis de leurs impacts". Ça reste du "d'abord toi qui pose ton arme".

Ensuite, les deux attentes respectives n'ont rien d'irréconciliables : reconnaître pour les uns une responsabilité (=une action sur) et pour les autres une hiérarchie dans les niveaux de responsabilité n'empêche aucunement de traiter le problème. 

 Ne pourrions-nous pas nous entendre à la fois sur le fait que l’escalade a un impact et que celui-ci est relatif (au sens strict du terme) ?

 

Impact et caractère relatif

On n’imagine pas qu’un impact négatif puisse être considéré comme inacceptable,  déraisonnable, préjudiciable ou condamnable dans l’absolu. Il me semble que toute démarche sincère et honnête doit admettre que la notion de relativité est consubstantielle de l’idée même d’une évaluation. 

Relatif ne signifie pas négligeable. Pas plus qu’interaction n’est synonyme de préjudice ou d’apport bénéfique.

L’impact environnemental de l’escalade est donc à mon sens à considérer à la fois à l’aune de ce que les autres activités humaines ont comme effets, des bénéfices « indirects » de cette pratique et de l’ampleur des « dégâts » sur l’ensemble des milieux considérés. 

L’empressement par beaucoup de naturalistes à balayer d’un revers de main la prise en compte d’un indicateur (insuffisant seul et avec toutes ses limites, nous sommes bien d’accord) tel que l’emprise -en linéaire ou en surface- de l’escalade sur l’ensemble des milieux rupestres au prétexte de la complexité écologique, finit par être suspect.

En Ardèche par exemple, département emblématique, ce sont à peine 2% des milieux rupestres (en incluant de grandes zones de « terrain d’aventure ») qui sont fréquentés par les grimpeurs. Considérant que l’escalade ne revient pas non plus à passer au napalm les falaises, ça fait relativiser.

Pas nier. Relativiser.

 

Finitude

Là où tu as raison je crois c’est que de prime abord, le caractère fini des espaces semble contrarier la logique d’exploration et de collection de l’escalade (autant celle des « pionniers » que celle des « jeunes sortis de la salle »). Et il est vrai que si nous sommes nombreux (beaucoup plus nombreux que ce que tu le crois peut être) à avoir à l'esprit cette finitude, nous avons du mal à poursuivre plus nos raisonnements et à en tirer des conclusions concrètes sur nos comportements, embarassés par cette apparente contradiction.

C’est vrai, je l’admets volontiers, j’ai du mal à imaginer ma passion sans de nouveaux horizons, sans de nouvelles voies, sans de nouveaux mouvements.

Mais cette contradiction n’est qu’apparente. Il me semble que les nuisances de la logique d'exploration et de collection de l'escalade sont compensées par les effets de mode et l’évolution des pratiques qui font que des sites sont abandonnés après avoir été fréquentés et avant d'être réinvestis puis désertés à nouveau. Ce que je décris n’est pas une conception Kleenex d’un terrain de jeu mais le constat d’une utilisation dynamique des espaces selon des modalités elles-mêmes évolutives. 

Une voie de plus ne constitue pas nécessairement une augmentation de l’impact global de l’escalade. C’est d’une part à penser en termes de balance générale (un site ouvert peut cacher un site abandonné dans le même temps) et d’autre part au regard des espèces ou habitats que l’on considère (la vulnérabilité vis-à-vis de l’escalade des lichens crustacés n’est pas celle de l’avifaune ou des gastéropodes ou des végétaux supérieurs). Là où des taxons vont morfler pour un temps très long, pour d’autres, les effets seront réversibles à court terme.

Je crois aussi qu’il existe une « voie » dans le fait que les sites existants (dans leurs bornes pré-existantes) présentent un potentiel de renouvellement en ce que les pratiques évoluent, se repensent et qu’ainsi de la même manière qu’on ne grimpe pas en 2020 comme en 1960, le jeu de l’escalade aujourd’hui n’est sans doute pas celui qui nous animera dans 20 ans. 

Si je ne réfute pas la légitimité d’y être vigilant et prudent, je reste convaincu que considérer l’ouverture/l’équipement comme une extension de la pratique est un raccourci, délétère à tout entrée dans un dialogue entre grimpeurs/équipeurs et environnementalistes ou institutions.

C’est pourquoi j’ai toujours évité (sincèrement !) de parler de développement de l’escalade lorsque j’évoquais ou pensais une escalade vivante, une dynamique. En tant que président de comité départemental, j’ai toujours travaillé à des « schémas d’organisation», jamais à des « plans de développement ». Et dans mon esprit, ce ne sont vraiment pas des éléments de langage. 

 

Fréquentation et nuisance

Autre écueil à mon sens que ton texte n’évite pas selon moi : celui de l’assimilation de la fréquentation à une nuisance. 

D’abord, même dans l’hypothèse « toute fréquentation génère automatiquement des nuisances », il me semble fondamental de ne pas confondre automaticité et proportionnalité. Pour prendre des exemples locaux que tu dois connaître, l’escalade à Claret (sportive donc intense et en stationnement, en « masse », assez régulière sur l’année, concentrée dans l’espace) affecte-t-elle plus les garrigues que la pratique sur les éperons du Pic Saint Loup ou de l’Hortus (aventure, diffuse dans le temps et l’espace, …) ? D’un point de vue impact immédiat sur les milieux, en tout cas sur l’avifaune, les « stades de nature » affectent sans aucun doute moins les milieux rupestres que quelques voies classiques de 250m perdues dans une face isolée. Non ?

Ensuite et peut être fondamentalement surtout, au global, je crois qu’il y a bien plus de bénéfices socio-environnementaux à foutre du monde dans la nature quitte à prendre le risque qu'ils en piétinent un bout que de couper les gens de la nature ou pas pire mais pas mieux d'entretenir l'idée que nature et culture sont cloisonnées et n'avoir comme projet d'éducation que la "visite" de sites naturels-cartes postales biologiques, bien sagement rangés sur des sentiers balisés d'interprétation. 

Je suis convaincu que c'est d'intérêt général que le rapport à la nature ne soit pas que contemplatif ou scientifique. Et pour moi, les dimensions affective, spirituelle et philosophique, fondamentales, sont consubstantielles de l'expérience de l'usage de la nature, qu'il soit récréatif ou productif y compris dans un cadre professionnel/marchand. Je ne dis pas que parce qu'on utiliserait la nature, on en serait automatiquement un défenseur mais que la respecter est impossible pour quiconque ne la "vivrait" pas. En se refusant toute interaction physique destructive avec la « nature », on se condamne à ne faire l’expérience que de son fantasme.  Je ne suis pas sûr de tout à fait me reconnaître dans l’idée d’un usager ou d’un utilisateur de la nature mais j’abhorre celle de visiteur. 

Concrètement, si se moquer complètement de massacrer un genévrier pluricentenaire est condamnable, et le faire par méconnaissance déplorable, s’interdire absolument de le faire parce qu’on ne concevrait qu’une nature sacrée et intouchable me semble tout autant problématique. 

Dit encore autrement, j’avoue préférer chier dans les bartas que dans des toilettes sèches. (Je sais néanmoins me raisonner et respecter des règles).

On ne défend pas la nature, on défend un certain rapport à la nature, au nom de l’humanité, pas au nom de la nature elle-même.

Au fond, c’est cette opposition entre nature et culture qui me pose problème. Même si c’est un peu pompeux et invoqué de manière fallacieuse parfois, l’idée que les itinéraires et sites d’escalade constituent un patrimoine culturel me semble juste. En tout cas, ni vraiment ridicule ni infondée. Et que ce patrimoine soit brandi en réaction à une vision qui n’admettrait qu’un patrimoine naturel ou décrèterait une hiérarchie absurde entre la nature et nos pratiques n’implique pas que ces « patrimoines » s’opposent par essence.

Enfin, s’interroger légitimement sur les modes selon lesquels cela s’effectue malheureusement parfois aujourd’hui ne devrait pas nous conduire à craindre en elle-même une « massification » des activités de nature. On devrait s’en réjouir ET faire en sorte qu’elle soit une démocratisation réelle c’est-à-dire qualitative, ambitieuse socialement. Mais pour cela, on ne peut pas qu’en appeler à la responsabilité individuelle et à la force morale des moniteurs.rices d’escalade ou de canyon. C’est de politiques publiques dont nous avons fondamentalement besoin. 

 

Appropriation

Quant à « l’appropriation » par « ferraillage » d’espaces naturels par les grimpeurs/équipeurs, et bien que je sois critique de la boulimie d’équipement de certains, je n’y vois rien qui permette de rapprocher ce « besoin » d’une logique capitaliste. Le parallèle me semble impropre et même rapide pour ne pas dire cavalier et malhonnête. La frénésie et le côté irrépressible de certaines actions d’équipement ne sont pas la manifestation d’un désir d’accumulation de richesse ou de possession. De fait, j’en conviens, un pied de falaise fréquentée devient un espace de grimpeurs. Mais à mon sens, plutôt qu’un accaparement, c’est d’abord une réappropriation de la nature (majoritairement privée et/ou aménagée et/ou protégée et pour beaucoup éloignée) et la tentative de constitution d’un espace social « alternatif ». Je vois un parallèle avec un squat d’artistes ou l’utilisation de la rue par des danseurs hip hop par exemple. Et même si ponctuellement il m’arrive que je désapprouve une purge ou une action sur le rocher ou les milieux rupestres plus largement, je n’y vois jamais quelque chose qui emprunte au génie civil. Je peux trouver ça de « mauvais goût » mais demeurent des différences de nature dans l’intention et de degré dans les faits. C’est mon sentiment.

 

Escalade sauvage et escalade officielle 

Je crois que je tiens profondément à cette dimension informelle, « marginale » de l’escalade. Je crains  l’hégémonie d’une « escalade officielle », standardisée, aménagée, normée,  tenue tout à fait par des financements publics et des « concertations ». C’est bien le caractère hégémonique qui me dérange, pas le fait que l’on puisse s’orienter vers ça pour partie. Que l’on encourage, sensibilise et incite à une escalade « concertée » oui. Je suis enthousiaste à tout ce qui est dialogue et projet collectif. Mais qu’on ne condamne pas par principe l’escalade « sauvage ». Le « spot secret » c’est le seul garde-fou contre les gymnases de plein air tant qu’il n’y aura pas d’espace réellement démocratique armé de fonds publics mobilisables sur du « non-normé » et sans intérêt économique (=financier). 

 

Défiance vis-à-vis des institutions

Cette défiance vis-à-vis des institutions me semble bien légitime. Je ne crois pas qu’il faille comprendre cela comme un refus en bloc des institutions et/ou du collectif mais comme la manifestation d’un épuisement face aux défaillances de ces institutions. Tu parles de Natura 2000 et des mesures d’évaluations d’incidences. Avant de passer devant un Procureur « à cause » de Natura 2000, j’ai travaillé pour Natura 2000. Avant de passer devant un Procureur qui m’a reproché tout et n’importe quoi sur la base des seuls dires d’une poignée d’environnementalistes remontés et de fonctionnaires à la conception du service public très personnelle, j’ai beaucoup beaucoup joué le jeu. J’en ai eu marre à force de déceptions face à l’inefficacité des outils à disposition et des organisations existantes. C’est peut être satisfaisant dans l’Hérault mais ça ne fonctionne pas dans bien des endroits. Je n’ai pourtant aucun mal à concevoir et même à apprécier que des espaces ne me soient pas disponibles à l’escalade. J’aime même vraiment l’idée de laisser cette place au désir et à l’imaginaire. Mais je pense que les institutions fonctionnent mal en matière de protection des espaces naturels comme elles fonctionnent mal dans bien d’autres domaines. 

Un écueil majeur de quasiment encore tous les outils d’aujourd’hui : l’idée que les projets d’activité de plein air devraient passer au filtre des enjeux environnementaux. Pas de construction de projet collectif possible dès lors que le postulat est la priorité de la nature sur le loisir de pleine nature. C’est un contre-sens. Sans que ça ne m’empêche de consciencieusement et sincèrement me renseigner avant « d’y aller » (ou pas donc), je me refuse à me soumettre à toute démarche qui se fonde sur cette idée. C’est la grande trahison de Natura 2000 d’ailleurs. Ça devait être un outil contractuel, concerté, partagé, incitatif. C’est désormais règlementaire et « descendant ».  Pour moi, c’est une défaite. A ce propos, le PNR du Vercors a mis en place depuis deux ans une application qui me parait trouver des solutions : les équipeurs, de manière anonyme, ont accès aux infos naturalistes et peuvent faire ou non des demandes lorsqu’une règlementation l’exige ou simplement informer d’un projet. L’information est à disposition. L’information large est à disposition devrais-je dire. Chaque équipeur et les équipeurs ensemble peuvent penser à l’échelle d’un vaste territoire leur action, en connaissance de cause. 

 

Communauté

Ton analyse de la « communauté » me dérange aussi beaucoup. Je partage pourtant beaucoup des éléments que tu exposes. Mon objection porte sur la manière de penser l’articulation entre ces éléments. 

Que l’escalade et le plein air (et la « montagne » alors n’en parlons pas!) se construisent beaucoup autour de mythes qu’ils seraient bon d’interroger, oui. Que certains s’autoproclament, se revendiquent, se réclament et se répètent à eux-mêmes qu’ils sont libertaires pour mieux s’en persuader de peur d’être acculés, à la première minute de réflexion, à devoir s’avouer qu’ils sont « juste » imprégnés de néolibéralisme, oui. Que nous n’échappions pas à des mouvements délétères, à l’œuvre dans le reste de la société, oui. Qu’on greenwash, oui. Que des logiques marchandes, en totale contradiction avec les « valeurs » qui peuvent être revendiquées par ailleurs, existent, oui. Qu’on pense « comm » avant de penser tout court, oui. Que la professionnalisation soit en partie responsable d’une massification des activités et d’une exploitation des sites, oui.

Mais tu fais une description très monolithique d’une « communauté », idée que l’air du temps impose dans les esprits mais qu’il faut je crois s’attacher à déconstruire.  Je ne crois pas qu’on puisse mettre dans le même panier un ouvreur passionné et un gérant de boîte de parc d’attraction de canyoning (certains individus cumulent effectivement les deux mais ça n’est pas du tout généralisé). Ce serait passer à côté d’un clivage profond que de considérer que nous serions tous de fervents promoteurs de l’escalade olympique.

L’action de ces dernières années du SNAPEC et les prises de positions que je crois courageuses l’ont mis en évidence : il existe des clivages et des antagonismes très profonds dans notre milieu et ce qui est perçu de l’escalade vue de l’extérieur est parfois la résultante de rapports de force « internes » violents et invisibilisés par ce qui serait notre « passion commune». Nous ne nous étonnons pas de ce que le racisme soit présent dans le football. On pourrait pourtant penser que des valeurs constitutives de ce sport collectif et populaire l’en prémunisse. 

Nous interroger sur ce contexte qui ajoute les sports de nature à la longue liste des activités qui investissent la nature pour mieux l'aseptiser.

Je t’assure que nous sommes très nombreux à nous interroger et à nous en inquiéter. Comme tu l’as constaté dans tes interventions au CREPS de Montpellier ou dans tes rapports avec le CT FFME 34, dans le monde de l’escalade à proprement parler (je ne parle donc pas de canyon commercial !), la liste de ceux qu’il resterait vraiment à convaincre n’est pas bien longue. Une espèce en voie d’extinction dont on prolonge en réalité le temps de vie à chaque fois qu’on génère des « martyrs » en s’attardant sur leur cas, pain béni pour la logique communautaire et médiatique que tu évoques.

Stratégiquement, je pense qu’il y a mieux à concentrer son énergie sur les conditions qui font que la pratique professionnelle sur son volet touristique, en particulier en canyon ou plutôt en randonnée aquatique, constitue une menace, y compris pour la profession elle-même d’ailleurs, à la fois par ces impacts immédiats et par l’image galvaudée qu’elle véhicule des activités de nature qui ne seraient que consommation de sensations.

Stratégiquement, je pense qu’il y a mieux à concentrer son énergie sur les conditions qui font que « l’escalade officielle » ne considère l’environnement que comme un simple support, soit sites aseptisés et aménagés soit cartes postales, parfaites pour les premières de couverture.

Reconnaissons les faibles moyens que nous avons à disposition et tirons-en les conséquences. Ne nous dispersons pas.

Un tel plan de bataille aurait non seulement le mérite de défendre l’environnement mais aussi celui, social, de ne pas laisser une fois de plus à la « masse » comme seule possibilité de temps non-productif, que la consommation de « merdes ». 

Nous préfèrerions vous avoir comme alliés car il me semble que nous devrions défendre un espace commun avant toute chose, dans sa relative virginité.

C’est réciproque.

 

Guilhem

 

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